Les sols (carrelage et plage)

Quel enfant joyeux, joyeux et virevoltant sans cesse dans la maison, il était infatigable, sa nounou n’arrivait pas à l’arrêté et il me piétinait lourdement mais sans malice, avec plutôt une forme d’avidité à explorer le monde qui l’entourait, partir écouter le moindre bruit dans une autre pièce, dès le matin, je le reconnaissais avec ses pieds en V sur moi, les autres membres de la famille avaient une forme de pas sérieuse car les deux pieds strictement parallèle, aucune fantaisie perceptible à ce stade, c’est pourquoi j’ai été pris de court et bouleversé quand le petit enfant est tombé sans crier gare et s’est ouvert le menton sur un seuil de porte mal fixé, le sang a coulé sur moi, je n’avais jamais vu rouge avant, la poussière, l’eau, le sable, les insectes, les meubles, les chats affalés, les chaussures retournées, le cul de la poubelle, des corps nus et excités, le cartable d’école, le livre abandonné ou le goût du coca autour d’un verre brisé, tout cela m’était à peu prêt familier mais le sang, c’était ma première fois, j’ai tout de suite détesté à cause des pleurs de l’enfant et des hurlements de la nounou, le sang pour ma part, je n’y prendrais pas goût.

Dans ce coin de la maison, la chaleur ne m’atteins pas, mon carrelage reste frais, le chat vient s’affaler de tout son long sur moi, les pieds nus s’attardent, parfois une peau nu s’allonge avec une protubérance en plein milieu tout du long, le dos, puis le surface de peau change quand je me suis réchauffé à son contact, moins large et plus discontinue, le poids est aussi moins homogène, un soupir d’aise vient parfois et j’entends aussi un bruit régulier avec comme un petit vent sur moi, très fort au milieu de la pièce et quasiment imperceptible ailleurs, quand c’est comme cela je reste dans le noir très longtemps, j’aperçois à peine le ciel, parfois un bout de Lune, la nuit quand les volets sont entrebâillées, au petit matin je me sens parfois frigorifié et tendu sans trop savoir pourquoi, quand les premiers pieds me foulent cela va tout de suite mieux, leur passage me réchauffe et tous mes carreaux se détendent en cascade, l’autre jour une bestiole étrange est venue se déposer sur moi, c’est à peine si j’ai senti quelque chose, comme un tout petit courant d’air, c’est quand j’ai entendu des exclamations que je me suis un peu concentré, ils ont dit papillon, mystère.

Ce que je préfère, c’est le massage des vagues la nuit, aucune autre perturbation, le vent fort lui m’affole et me bouleverse en dispersant mes grains de sable à tout va, au petit matin je frissonne sous les pattes des crabes, j’essaie vainement de comprendre si leur trajet m’envoie un message, et puis je tremble à l’arrivée des voitures et des hommes qui en sortent, petits ou grands, ils n’ont de cesse de courir vers la mer, observer les pieds de tout forme me distrait un moment puis je me lasse de ces va et vient perpétuels sans autre logique que d’alterner plongeons et bronzages, le pire vient des enfants qui me triturent, me creusent ou me sculptent, je n’en peux plus des châteaux de sable et autres digues, des mots d’amour et autres kyrielles de prénoms… en revanche, j’attends avec impatience et je me passionne pour les jeux de ballons divers et variés, j’admire l’adresse et la dextérité dont je ne suis pas capable, je suis jaloux des rire et des connivences que cela créent entre joueurs, moi désespérément immobile, soumis aux aléas des courants marins et du vent, que j’aimerais pouvoir virevolter, danser, me jeter par terre, tourbillonner au sol et enchaîner figures ou cabrioles, parfois en fin de journée quand le calme revient, je me sens lourd et inutile, encore plus insignifiant que tous les rochers qui m’entourent.

Atelier en ligne de François Bon, Eté 2019, proposition 1

Le rêveur sur le banc

banc métallique devant une haie

Quand la bise d’été vient, le rêveur s’installe sur le banc près du frangipanier. Il pose sa main sur la terre du pot, les fleurs blanches semblent surgir de nulle part avec leur parfum. Quelques phrases se déposent sur le petit carnet à la couverture ocre. Lisser le banc. Attendre le point du jour en fixant les feuilles qui dodelinent, tentative de séduction, face aux nuages indifférents qui passent et repassent un ciel sans plis. Attendre le chat qui viendra se faire caresser quelques minutes à l’ombre du réverbère. Les fleurs blanches auront disparu comme effrayées par la jour. Attendre que la haie se taise à l’arrivée des rayons du soleil. Ce silence du matin. Finir son thé au gingembre avant de se lever pour laisser son ombre dormir tranquille.

(5 mai 2019)

La chanson de Roland (atelier nouvelle F. Bon, proposition 10)

La chanson de Roland (version 1)

Je l’ai croisé plusieurs fois sur la plage. Lorsqu’il marchait en regardant l’horizon, Roland avait tour à tour l’air rêveur, pensif et parfois triste. La première fois que je l’ai dessiné, c’était en cachette, il était assis sur un banc face à l’océan et il lisait M. Duras, « Le ravissement de Lol. V. Stein ». Cela m’a donné envie de le lire. Roland relevait la tête régulièrement pour regarder la mer. Quelques fois, j’ai pu entendre un soupir. D’autres fois, il s’arrêtait pensif avec un sourire infime. Pendant plusieurs jours, il n’est pas venu et je me suis inquiétée.

Ce samedi-là, il faisait beau et la station balnéaire était envahie. J’étais perturbée et j’ai erré un moment en cherchant un endroit un peu calme entre deux dunes. Le vent était fort et l’océan très agité. Gagnée par une sorte d’ivresse, j’ai fait plusieurs croquis de la mer déchaînée avec quelques vacanciers au premier plan. Ce n’était pas si mal et je pourrais peut être les vendre demain au marché. Je me suis endormie au soleil. Les insomnies ne me laissaient aucun répit. J’avais commencé le roman de Duras que lisait Roland. La musique du texte était vraiment fascinante.

En rentrant tard dans la soirée, le soleil se couchait. J’ai aperçu Roland se lever de son banc habituel et repartir. Il avait oublié quelque chose. Je me suis précipitée. Un petit carnet gisait sur le banc. Je m’en suis saisie, hésitant à courir pour lui rendre. La curiosité m’a cloué les pieds au sol. Je me suis assise en fermant les yeux. Le vent avait faibli et le ressac semblait plus doux. Des images se sont bousculées dans ma tête et j’ai sorti à nouveau mon bloc à dessins. Le trait sûr, mon crayon a crissé fiévreusement sur le papier épais et granuleux. J’ai sorti plusieurs couleurs. La frénésie passée, j’ai refermé le bloc sans regarder le résultat final. J’attendrais demain matin.

Avant de rentrer, j’ai ouvert le carnet au hasard. « … je ne suis jamais sortie du ravissement, ce moment rêvé de l’amour, juste après la rencontre, ce regard qui dit presque tout et pourtant, cette matière au songe quand, dans mon lit, je tente de revivre la scène, je prends le temps de goûter et d’approfondir chaque détail, le moindre bibelot, la plus petite posture du corps, tous les souffles d’air dans la pièce, toutes les mimiques, et je me laisse aller, parfois, à refaire le film pour le rendre plus intense, plus dramatique, plus violent voire effrayant, histoire de faire enfin un cauchemar. J’ai trop attendu le retour du ravissement, ce moment sublime de la découverte et l’enthousiasme du premier amour, les murmures de l’amant chinois à l’approche de la jouissance, ces mots contrôlés luttant désespérément contre l’abandon, contre l’arrivée du précipice, n’osant pas franchir ce pas vers la mort, pas si petite que cela, le Pacifique brisait toujours le barrage, je me réveillais toujours au seuil de la noyade, quand il ne faut pas, quand je voudrais tout abandonner, quand je voudrais renoncer à tout espoir de revivre ce ravissement, en dehors de l’écriture, cet amant inconditionnel qui l’hypnotise mot après mot, phrase après phrase, me laissant à bout de souffle. Est-ce ma mémoire qui me joue de sales tours? En repassant dans les mêmes paysages, l’amant est reparu, le temps d’un clin d’œil, si banal, si trivial et si triste comme un ballon dégonflé et informe, à la limite du laid mais avec un je ne sais quoi, un sourire, un pétillement dans le regard qui pourrait, à la limite, justifier ce fantôme de ravissement, qui me poursuit, me hante et me fait perdre les sens au point que je n’arrive jamais à trouver la sortie de mes rêves… »

Je suis rentrée dans mon appartement étriqué du front de mer doublement groggy. Epuisée et perdue, je me suis couchée sans manger. J’ai rêvé de Roland marchant sur l’eau son carnet à la main. Je me suis réveillée en pleine nuit, tenaillée par la faim et l’angoisse. J’ai mangé une soupe en sachet et la moitié d’une tablette de chocolat. Un chant m’est parvenu du bord de mer, empreint d’une mélancolie dans une langue que j’ai mis du temps à reconnaître. Un fado en portugais. Triste et enlevé à la fois, cette voix chantait la fin de quelque chose et la promesse d’une joie à venir, un amour peut-être. Je me suis penchée à la fenêtre et il m’a semblé que c’était Roland, en tout cas la silhouette lui ressemblait. J’ai dessiné cette scène en clair obscur avec un océan déchaîné derrière. Le carnet était posé sur la table.

Après mon café de trois heures du matin, je me suis décidée à regarder mes dessins d’hier après-midi. Encore des réminiscences de Magritte. Tout en nuages, ce bateau restait pourtant immobile. Aucune brise, ni Alizée, ni vent, ni même une tempête n’arrivait à la faire avancer. Fier de lui, le bateau admirait son reflet dans l’eau et dans le ciel. Selon la météo, il était à peine visible comme s’il voulait disparaître et pourtant il attendait, il attendait patiemment, il attendait son heure, il attendait le retour, il attendait quelqu’un pour enfin partir au loin vers le monde fantastique auquel il rêvait.

J’ai ouvert au hasard le carnet de Roland. Il y était question du mystère Louis Delgrès. « À l’Univers entier, Louis Delgrès adresse le dernier cri de l’innocence et du désespoir. Victimes de quelques individus mal intentionnés, une foule de citoyens, toujours fidèles à la patrie, se voit menacée de mort. Alors chère postérité, accorde une larme à nos malheurs, et nous mourrons satisfaits ! Vivre libre ou mourir, c’est notre crédo. Louis Delgrès était soit une idéaliste fou et beau parleur qui galvanisa son bataillon jusqu’à la rébellion, soit un chef ombrageux et lunatique en proie à de nombreux délires. La rumeur dit que le suicide collectif serait plutôt dû à une fausse manipulation des explosifs de sa part. Une autre version prétend que Louis Delgrès n’est pas mort mais qu’il continue de hanter les terres guadeloupéennes et inspirerait rébellion et désir d’indépendance auprès de certains. Il serait devenu un soukounyan dont les murmures persuasifs s’entendent à coté des Fromagers, ces arbres aux esclaves. »

Je ne sais plus à quelle heure je me suis rendormie. Mon sommeil a dû être encore très agité car les draps étaient en vrac quand la rumeur du marché m’a réveillé. Douche, maquillage, robe estivale et cartons à dessins sous le bras, je me suis assise à mon stand avec juste une heure de retard cette fois. Le brocanteur m’a fait son clin d’oeil habituel. Une fois mes dessins exposés, j’ai commencé à grignoter mon croissant et siroter mon café. Ce n’était pas la foule estivale mais il y avait quand même du monde. Je me sentais toute petite face à ces inconnus prêts à juger mon travail avec un regard, un haussement de sourcils où un chuchotement acide à son voisin. Heureusement qu’il y avait quelques habitués avec qui je pouvais papoter de tout et de rien et mon papi amoureux transis qui prenait le temps d’observer mes nouveaux dessins et faisait des commentaires toujours pertinents souvent sans concession. A chaque fin de saison, je lui offrais un dessin pour accompagner son hiver solitaire. C’est lui le premier qui m’a parlé de ce drôle de bâteau échoué cette nuit. Il paraît que c’est une forme portugaise. Vous devriez y aller avant qu’ils l’enlèvent, cela ferait un beau sujet pour vos dessins. Il m’a fait la bise en me disant à ce soir. C’était notre rituel, l’apéritif du dimanche soir au café du port, lui un whisky et moi une bière. Le policier qui percevait la redevance du marché m’a confirmé l’histoire du bâteau portugais, une forme élancée et arrondie pas très courante. Il a pu me donner plus de précisions sur l’emplacement. J’irais ce soir après l’apéritif.

Roland s’est arrêté à mon stand. Je l’ai vu arriver de loin et ainsi me préparer à cette éventualité. Il avait l’air tout aussi fatigué que moi. Après avoir longuement observé les “Magritte”, il a dit sans précaution oratoire et autre forme de commentaire que je savais dessiner la mélancolie. Ce qui est très rare a-t-il ajouté avant de s’éclipser, me laissant frissonnante.

Cette phrase énigmatique m’a donné envie de feuilleter à nouveau son carnet. Pendant une courte pause, j’ai erré de pages en pages jusqu’à tomber sur ce passage: “Ecrire la mélancolie, c’est compliqué. Le sentiment est indéfinissable, parfois douloureux, parfois agréable. Il est beau le mot en portugais. Saudade. Si ambigüe. Je préfère décrire une ambiance, laisser s’installer la situation en l’abordant sous différents angles. L’amour laisse toujours des traces indélébiles même quand il est heureux… on garde en soi ce sentiment d’euphorie douce et d’éternité. La rupture casse et nous laisse à part, comme une île, comme le dit si bien la chanson.”

En revenant sur mon stand, j’avais décidé de ne plus vendre ces dessins à la manière de Magritte. Je les ai tout de suite rangé. Le reste de la journée fut ennuyeux malgré des clients plein d’humour, quelques ventes et la bonne ambiance habituelle avec les stands proches. Le brocanteur m’a d’ailleurs taquiner gentiment dans l’après-midi en disant que je n’étais pas vraiment là. De fait, je ne savais plus où j’étais.

Dans la vie, il faut toujours se fier à son nuage personnel, celui qui ne vous abandonne jamais même dans les pires moments, il vous suffit de lever les yeux vers le ciel et tout de suite sa forme et sa blancheur inimitable vous apaise, ce moelleux feutré vous donne envie d’embrasser tout le monde autour de vous, son flou changeant appelle ce sourire que personne ne comprend dans un monde carré, net et efficace, en quelques instants votre esprit s’allège des contingences, de la violence, des mensonges et autres vilenies environnantes, vous flotter en domptant les vents et les tumultes atmosphériques, votre nuage personnel s’assombrit parfois à l’approche de nuages belliqueux ou fourbes, quand il pleut vous comprenez que la méfiance est de mise et redoubler de vigilance, si l’orage vient vous savez qu’il est temps de vous enfermer à quadruple tour dans votre doux nuage noir, certains vous trouvent versatile, trop sensible à la météo, pardonnez leur car ils ne connaissent pas les dessous des nuages, si moelleux et si belliqueux.

J’ai quitté tôt le marché pour rentrer chez moi. M’extraire de tout ce brouhaha dans lequel je ne me sentais pas à ma place… pour pleurer. Je repensais au chant triste entendu cette nuit, à mon dernier amour perdu, à ces dessins paraît-il mélancoliques… j’ai finis par m’effondrer de fatigue quelques minutes. Je me suis réveillée d’attaque pour mon rituel apéritif avec François. Nulle doute que son humour décapant et sa tendresse vis à vis de moi sauront me requinquer un peu.

Plus aucun souffle de vent. Plus de vacanciers. La mer était plate. Le calme était revenu boulevard de la plage alors que je me dirigeais vers le café. François était déjà là devant son verre. Je me suis assise face à l’océan et le serveur m’a apporté ma bière. En gentleman, François a fait mine de ne pas se rendre compte que j’étais un peu absente cette fois. Nous avons égrené nos sujets de conversation habituels jusqu’à la fin.
– Je crois que tu ne me dis pas tout
– Quoi?
– Cet air triste et euphorique en même temps. Quelque chose te préoccupe? Tu ne serais pas tombée amoureuse de quelqu’un d’autre?
– Bien sûr que non!
– Un dessin à finir, un client importun tout à l’heure, un homme mystérieux croisé sur la plage?
– Un rêveur mélancolique qui perd ses effets personnels
– Jeune avec de beaux yeux gris vert
– C’est ça. C’est bien ça!
– Je l’ai croisé aussi. Il aime le belle littérature. Je peux pas lutter.
– …
– Il est beau en plus
– Ne vous inquiétez pas François. Il est de passage.

Une mémère courant après son chien a fait irruption juste à cet instant et nous avons beaucoup ris. J’ai embrassé François avant de partir. Il était heureux de ce moment partagé.

Apparu le matin, le bateau était posé en plein milieu de la plage. Personne à bord. Juste ce nom prémonitoire Saudade. Port d’attache Aveiro (Portugal), et le numéro A-6969-AL. C’était l’un de ses petits bateaux à voile portugais avec le proue élancée et décorée. Le dessin élimé par la mer représentait un paysage de montagne avec un troupeau de brebis. Sous les nuages fuyant, ce bateau restait immobile. Telle une épave. Comme un premier amour échoué.

La plage est un espace merveilleux pour marcher et rêver face à l’océan et au ciel toujours différents. Regarder au loin. Imaginer l’île de Java, les rivages de la Floride, l’arrivée au port d’Athènes. Devenir oiseau pour survoler la côte et se laisser emporter par le vent. La nuit s’asseoir en attendant son rendez-vous. Se dire que peut être une histoire va commencer, que la solitude s’effacera enfin. Rêver de ce baiser furtif, de marcher main dans la main, de s’allonger pour regarder les étoiles et s’endormir enlacés. Cet extrait du carnet de Roland résonnait fort en moi, souvenir d’un amour d’été, d’autres temps, d’autres cieux.

La tête ailleurs, j’ai fait plusieurs dessins du bateau, seul au milieu du sable, avec quelques badauds autour, la proue et son paysage, avec la marée montante comme si elle venait le reprendre, avec le soleil couchant et avec, à bord, une silhouette de dos.

J’ai acheté un sandwich américain en rentrant chez moi, avec un supplément de frites. Le boléro de Ravel en fond sonore, je me suis imaginée l’histoire de ce bâteau. Habité par la tristesse, Joâo a fabriqué avec ardeur et planche par planche son bateau-cercueil. Son amour de jeunesse est mort emporté par une grande vague et enterrée dans l’indifférence. Joâo n’a pas pu le supporter. Cette indifférence. Lui le berger tendre qu’elle avait aimé contre la meute villageoise. La Saudade, maintenant il sait, il le vit encore plus fort qu’en écoutant un fadista. Se souvenant des récits de son grand père pêcheur, Joâo a construit son bateau, mit de l’audace dans les couleurs et laissé un maigre indice en peignant le décor de la proue. Lui et ses brebis. Une nuit, le vent a emporté au large Joâo et son bateau. Disparu dans l’indifférence. Lui aussi.

Je somnole en me disant que cette histoire naïve ne tient décidément pas la route. Vers trois heures du matin, l’air de fado me réveille à nouveau. Je me lève embrumée et je m’approche de la fenêtre. Rester discrète. Toujours la même forme sur la plage. Regardant la mer. “Vuelvo al Sur” parvient jusqu’à moi. Je reviens vers le Sud. Je prends rapidement un sweat et je descend pour aller à la rencontre du chanteur.

La ritournelle est lancinante autour de “Vuelvo al sur, como se vuelvo a l’amor”. Roland est là. Je m’assoie à proximité. Il commence un autre chant triste façon fado. Sa guitare entre en action. Au bout d’un moment, je pleure à chaudes larmes. Roland chante son fado sans se troubler. J’ai vu quelques larmes sur son visage. Souvenir d’un long séjour au Portugal qui m’a donné envie d’apprendre à jouer et à chanter. Pas facile à apprendre le portugais. Son phrasé chuintant colle si bien à la mélancolie du fado. Il a dit tout cela très vite comme s’il avait peur des blancs. Et puis, il s’est arrêté tout aussi brusquement. Son visage immobile face à la mer, ses yeux regardant de temps en temps vers moi. Le léger ressac de l’océan nous a accompagné un petit moment.

En regardant le ciel, je me suis décidé à parler. Parfois, je volais, tel Icare, dans des rêves éveillés, je traversais des heures entières, l’immensité des cieux déployés sous une voûte céleste, où chaque point lumineux, chaque étoile me ramenaient aux images de ma mémoire, des négatifs voilés par la lumière. Je comprenais mieux certaines choses que j’avais dites à l’époque à M. ou que j’avais faites, et j’entrevoyais douloureusement à quel point j’avais pu rendre les choses floues, imprécises, sans relief, invivables.

Parfois, dans mes rêves lumineux, qui se jouaient du temps, j’entrevoyais, péniblement, les esquisses des négatifs voilés, comme les énigmes de ma mémoire, les esquives du rêveur que j’étais.

Parfois je fuyais le sommeil et ses rêves et examinait avec soin tous les détails qui se présentaient, les ombres portées, les textures irrégulières, les épaisseurs supposées, les couleurs fanées, les silhouettes esquissées, les mouvements furtifs, les décors imagés, je disparaissais dans un labyrinthe de miroirs. »

Parfois, je me réveillais le souffle court et les muscles crispés, mes rêves fatiguant refusaient de s’enfuir, les peurs, les courses effrénées, le noir envahissants subrepticement mon horizon, les décors gorgés de monstres, ce sentiment intense que la fuite était inutile, définitivement vaine, ma vie n’étaient qu’un drôle d’équilibre entre le rêve et les étoiles, je ne savais plus où aller, tous ces chemins esquissés qui n’aboutissent à rien, tous ces délires heureux qui finissent en queue de poisson, toutes ces passions cherchant une porte de sortie, tout ce bouillonnement inutile, étouffant sentiment de solitude.

Roland a penché la tête vers moi et m’a laissé reprendre mon souffle. De manière totalement inattendu il est venu me serrer dans ses bras. Roland l’a fait avec maladresse, comme s’il n’était pas à l’aise avec son corps. Un geste tendre. Vous devriez écrire aussi, vos phrases sont belles. Puis il est parti. En le suivant du regard, je l’ai vu s’arrêter quelques instants, sortir un autre carnet et prendre des notes. Il m’a fait un petit signe de la main avant de disparaître.

J’ai divagué sur la plage jusqu’au petit matin en repensant aux phrases que j’avais prononcées, cette histoire dite à un inconnu, ce passé avec lequel j’avais eu besoin de prendre des distances. Enfin. Ce bateau portugais, encore là, jouait bien son rôle de déclencheur pour celles qui étaient prêtes. J’ai passé ma main sur sa proue, comme pour l’apaiser, lui dire que ce n’était pas si grave, qu’il allait repartir sur les flots. Dans quelques temps.

Chancelante, je me suis assise pour prendre un solide petit déjeuner au café de la plage. J’ai fait la totale, oeufs, bacon, tartines, fromage blanc, fruits… Le patron était perplexe. J’ai ris intérieurement. J’aurais besoin de quelques heures de sommeil pour repartir sur le sable dessiner.

J’ai dormi 8 heures d’une seule traite avec l’impression de faire le même rêve en boucle. Ce vent, entêtant, enivrant et joyeux comme l’écume des vagues. Marcher longuement sans se fatiguer dans ce décor presque immobile -le sable bouge, la dune se recompose sans cesse au loin, les vagues vont et viennent donnant du rythme à mes pensées, je suis assise pour dessiner, surprise par ce couple au loin, ils s’embrassent furtivement comme s’ils avaient peur de leur amour, le bateau portugais leur fait pourtant un bel écrin, l’homme seul se met à chantonner en espagnol, un air qui ne m’est pas inconnu. Drôle de dessin fait de sable et de larmes.

Rafraîchie et pimpante dans une robe colorée, je m’assoie sur le banc le plus proche de mon appartement pour me dégourdir les doigts. Je fais mes gammes comme dirait mon professeur. Je dessine machinalement la plage et l’océan, puis le front de mer avec quelques passants, la visage de mon papi François et pour finir la villa la plus proche.

On peut vous commander son portrait a lâché Roland sans que je l’ai vu arriver. J’ai sursauté. Excusez-moi. Il s’est assis sur le banc d’à côté. Gardant ses distances. Après deux ou trois minutes de réflexion, j’ai donné mes deux conditions: je choisis le lieu et c’est un portrait en couleur. Si vous n’êtes pas satisfait, vous ne prenez pas le dessin mais vous ne payez rien. Il m’a tendu la main. Marché conclu a-t-il répondu sans la moindre hésitation.

Prière souriante au ciel, j’ai bu le nuage qui passait. Il avait le goût du risque et du merveilleux. Personne ne savait où il allait mais l’espace d’un instant vous pouviez croire que quelque chose de fantastique allait survenir sans prévenir.

Nous sommes allés près du bateau portugais. Je l’ai fait s’asseoir dans le sable juste sous la proue. Une position précise à tenir. Avec une rapidité inhabituelle, j’ai exécuté le portrait d’un Roland mélancolique très peu de couleurs sur son visage telle une apparition sur le bleu pétant du bateau. J’ai ajouté un visage féminin dans le décor champêtre de la proue. Le ciel était délavé plein de nuages blancs. La mer calme. J’ai attendu une bonne minute après avoir posé mon crayon avant de faire signe à Roland de venir voir. Son visage soudain détendu, – on pourrait dire joyeux, fut ma plus belle récompense.

Nous avons pris un café puis l’apéritif juste en regardant l’océan s’éveiller peu à peu. Le vent se levait. Quelques banalités. Il m’a fait un chèque pour le portrait. Je dois encore finir quelques traits et mettre un fixatif. Demain matin sur la plage? Il a acquiescé.

J’ai mangé sur le pouce avant de rentrer chez moi finir le dessin tant que tout était encore bien frais dans ma tête. Je vais lui rendre son carnet en même temps. Une dernière page au hasard. “Je m’installe dans la véranda, un livre de poésie et ma tablette. Derrière les lamelles du store, le jardin change un peu au fil des saisons. De là où je suis, je vois surtout le gazon, la haie et le petit cabanon en bois. Je lis quelques vers de poésie, un recueil acheté ou emprunté à la bibliothèque. 10, 15 ou 20 textes. Parfois une petite tasse de café à proximité. La lumière douce dans la véranda fait un cocon nuageux et silencieux. J’ouvre mon appli dédiée aux notes et je commence par écrire à partir d’un mot glané dans ma lecture du jour un poème. Je regarde le ciel en attendant les associations d’idée. Certaines fois, je suis devant le grand écran de mon ordinateur avec un mur blanc et un tableau où autour d’une silhouette à peine esquissée surgit une citation « le poète éperdu… », sur la droite c’est la rue principale du lotissement que je surplombe du premier étage.

Je ne sortirais pas avant demain. De nouvelles images virevoltent dans un coin de ma tête. Je m’assoie à la table face au mur blanchâtre de l’appartement et je sors toutes mes armes. Une fête foraine où j’accentue le mouvement des manèges. Un bal d’été où je détaille les habits de soirée, les flonflons, les instruments de musique et les échanges de regards. Un marché printanier envahi par la foule avec tous les marchands possibles et imaginables, du rémouleur bourru au vendeur de légumes en passant par la grand-mère qui vend ses petits cabécous, l’antillais et ses sacs à main, la grande italienne et ses vêtements colorés, l’érudit local avec ses livres d’histoires, la vendeuse de savon où les multiples étalages de bijoux sans oublier le peintre du dimanche au milieu de tout cela.

Couchée tard, mes rêves furent habités par ces couleurs. Je me suis rendue apaisée à notre rendez-vous. Roland lisait Georges Perec cette fois. Je me suis assise à côté de lui en lui tendant son carnet. C’est à vous! Il a sursauté… s’en est saisi rapidement pour l’ouvrir. Puis sans un mot, il l’a posé sur son livre. Son c’est prêt a sonné comme une impatience. Etait-il blessé. J’ai ouvert mon carton à dessin pour lui tendre. Roland a marqué un temps de surprise en voyant mes dessins d’hier. Un sourire aussi. Il s’est levé pour partir.

Dans ce temps d’hésitation que sont les adieux, il m’a saisi par une nouvelle sentence. Plus amoureuse du passé à ce que je vois. Je crois bien dis-je en me levant. A mon tour de le surprendre par deux belles bises sonores sur ses joues avant de m’en aller

Nouvelle élaborée à partir des propositions successives de l’atelier d’hiver 2018-2019 de François Bon

Atelier d’écriture Hiver 2018-2019 F. Bon, proposition 9

1/ Delphine Arras

« « Nos disputes, tu aimes ça ? » dit Eva. Simon lâcha avec humeur la souris de son ordinateur. Il pressa sa tête entre ses mains et sa vision se flouta. La souris avait atterri loin sur le bureau, bien au-delà de sa patinoire, une feuille blanche pliée en deux. Cette feuille accueillait jour après jour les gribouillages que Simon faisait quand il téléphonait ou réfléchissait. Il eut l’impression que le fond blanc de la feuille s’éloignait tandis que ses tracés, ratures, croquis et autres jambages commencèrent à se soulever, à se gondoler. Ses yeux découvrirent alors une cosmogonie baroque, une sorte de Basquiat de son inconscient. Quand l’image en relief se redéposa sur le papier, Simon tendit le bras pour y replacer la souris. Gardienne de ses trésors enfouis. »

Eva enlaça Simon. Elle lui déposa un baiser sur la tête, une tendresse inattendue de sa part. Eva fit tourner Simon vers elle, le siège grinçait mais ne résista pas. « Cette fois, c’est moi qui te dessine. Tu ne bouge pas et tu te laisse aller. Cela te changera. Pas de gribouillages non plus, pas d’échappatoires, pas de faux-fuyant. » Le crayon d’Eva se mit en action avec violence sans la moindre respiration ou hésitation. « Cela te met mal à l’aise, hein, cette situation? » Simon se sentit à nouveau au bord du précipice. Eva avait le don de le déstabiliser. Il finit par se laisser aller et quelques images virent petit à petit dans sa tête, au même rythme que le crayon d’Eva.

2/ Ista Pouss
(proposition 5)

« J’entends Corinne ta lumière pour le génois. Ils l’enfournent. Un ciel blanc descend par le panneau. Des pas courent encore, aider le ciel à descendre par le panneau. Et à travers la coque on entend le choc des vagues qui tapent sur la plage avant. Il y a toute une population juste au dessus de moi. J’entends tenez-vous et une nouvelle déferlante balaye tout et j’entends heureusement que tout le monde est attaché. Et le ciel continue de descendre. Il se plie, il se courbe, il entre, se love en désordre dans la soute, il s’étend autour de moi. Mon corps s’étend à mesure. Il se love aussi avec moins de crainte. Doucement enlevez l’eau, attention aux accrocs, j’entends. La furie observe une attente. La matière du génois céleste entre et enveloppe la soute de matière feutrée autour de moi. Le froid hésite et ma peau se réchauffe. J’entends mais que fait-il. »

Une couverture sèche m’a recouverte et un me bande le tibia et la mer continue sa folie. Le bateau tangue dangereusement et les craquements se multipliant, on dirait les plaintes d’un vieil homme en train de mourir. Un autre s’agite sur le pont pour rattraper une poulie au dernier moment. On dirait que la peur s’installe car ils ne se parlent plus beaucoup, et font juste les gestes efficaces d’urgence. Alors mon corps se recrispe, comme pour se préparer au pire et regarder la mort en face. Un silence, une nouvelle déferlante et un cri d’horreur.

3/ Annick Nay
(proposition 3)

« Parfois, je volais, tel Icare, dans des rêves éveillés, je traversais des heures entières, l’immensité des cieux déployés sous une voûte céleste, où chaque point lumineux, chaque étoile me ramenaient aux images de ma mémoire, des négatifs voilés par la lumière. Je comprenais mieux certaines choses que j’avais dites à l’époque à M. ou que j’avais faites, et j’entrevoyais douloureusement à quel point j’avais pu rendre les choses floues, imprécises, sans relief, invivables.Parfois, dans mes rêves lumineux, qui se jouaient du temps, j’entrevoyais, péniblement, les esquisses des négatifs voilés, comme les énigmes de ma mémoire, les esquives du rêveur que j’étais, les savantes et habiles circonvolutions propre au talent d’équilibriste que je cultivais alors, pour n’apercevoir qu’un paysage brouillé, sans perspectives , avec ça et là des taches énigmatiques, une ponctuation céleste.
Parfois je fuyais le sommeil et ses rêves et examinait avec soin tous les détails qui se présentaient, les ombres portées, les textures irrégulières, les épaisseurs supposées, les couleurs fanées, les silhouettes esquissées, les mouvements furtifs, les décors imagés, tous issus d’une lanterne magique imaginaire, abolissant quelque peu les frontières du réel, et laissant place à l’apesanteur et aux palimpsestes, je disparaissais dans un labyrinthe de miroirs. »
Parfois, je me réveillais le souffle court et les muscles crispés, mes rêves fatiguant refusaient de s’enfuir, les peurs, les courses effrénées, le noir envahissants subrepticement mon horizon, les décors gorgés de monstres, ce sentiment intense que la fuite était inutile, définitivement vaine, dans ce labyrinthe, ma vie n’étaient qu’un drôle d’équilibre entre le rêve et les étoiles, je ne savais plus où aller, tous ces chemins esquissés qui n’aboutissent à rien, tous ces délires heureux qui finissent en queue de poisson, toutes ces passions cherchant une porte de sortie, tout ce bouillonnement inutile, M. avait peut être raison.

Issu de la proposition 9 de l’Atelier d’écriture Hiver 2018 – 2019 de François Bon

Atelier d’écriture Hiver 2018-2019 F. Bon, proposition 7

Je m’installe dans la véranda, un livre de poésie et mon Ipad. Derrière les lamelles du store, le jardin change un peu au fil des saisons. De là où je suis, je vois surtout le gazon, la haie et le petit cabanon en bois. Je lis quelques vers de poésie, un recueil acheté ou emprunté à la bibliothèque. 10, 15 ou 20 textes. Parfois une petite tasse de café à proximité. La lumière douce dans la véranda fait un cocon nuageux et silencieux. J’ouvre mon appli dédiée aux notes et je commence par écrire un petit poème à partir d’un mot glané dans ma lecture du jour ou d’avant. Je regarde le ciel en attendant les associations d’idée. J’ai ajouté un clavier à mon Ipad pour écrire plus vite car j’arrive à écrire tout en regardant l’écran. Je suis le rythme de mes pensées. Le silence est indispensable pour cette fluidité, pour que les images arrivent et que le texte coule sous les doigts. J’écris sur cette table ronde pleine de souvenirs heureux et malheureux. Quelques plantes nappent la véranda et profite de l’effet de serre. Bien qu’ouverte, l’armoire berger a bien des secrets. Certaines fois, je suis devant le grand écran de mon ordinateur avec un mur blanc et un tableau où autour d’une silhouette à peine esquisse surgit une citation « le poète éperdu… », sur la droite c’est la rue principale du lotissement que je surplombe du premier étage. Peu de circulation pendant la journée, juste un balai de voitures aux heures d’embauche et de débauche, quelques distributeurs de prospectus et sinon du gazon et des volets souvent à demi-fermé, quelques beaux arbres à regarder, je vagabonde entre deux moments d’écriture, entre arbre, gazon et nuages, un chat qui passe, il me faut parfois me lever pour remplir la tasse de thé quand je commence à avoir froid à force d’être immobile devant mon ordinateur, quelques revues et petits penses-bêtes sont éparpillés sur mon bureau, la bibliothèque à gauche cherche désespérément son classement, certains livres sont là pour être saisis régulièrement d’autres sont cacher par une carte postal où un mail-art, je me lève juste avant la fin pour marcher et laisser décanter les mots de la fin qui planent autour de moi, je vagabonde entre la véranda et la cuisine, jusqu’à me rasseoir à nouveau pour ajuster la dernière phrase.

Issu de la proposition 7 de l’Atelier d’écriture Hiver 2018 – 2019 de François Bon

Atelier d’écriture Hiver 2018-2019 F. Bon, proposition 5

Apparu après une tempête, le bateau était posé en plein milieu de la plage. Personne à bord. Juste ce nom prémonitoire Saudade. C’était l’un de ses petits bateaux à voile portugais avec le proue élancée et décorée. Le dessin élimé par la mer représentait un paysage de montagne avec un troupeau de brebis. C’est beau ce que tu chantonnes m’avait-elle dis en arrivant… j’aime cette mélancolie… je reviens toujours au Sud, à l’amour, simplement l’amour dit si bien ta chanson… Vuelvo al Sur! pourquoi restes-tu toujours si lointaine même quand ton visage est posé sur mon cœur? avais-je esquissé à son arrivée furtive… le vent vient de si loin dit-elle… j’aime marcher et rêver face à l’océan… ton regard s’enfuie au loin et je ne sais plus avec qui je suis… Embrasse-moi, me dit-elle dans un souffle hésitant. Rêver plus tard de ce baiser furtif, de marcher main dans la main, de s’allonger pour regarder les étoiles et s’endormir enlacés… alors qu’elle est partie.

Atelier d’écriture Hiver 2018-2019 F. Bon, proposition 2

… je ne suis jamais sortie du ravissement, ce moment rêvé de l’amour, juste après la rencontre, ce regard qui dit presque tout et pourtant, cette matière au songe quand, dans mon lit, je tente de revivre la scène, je prends le temps de goûter et d’approfondir chaque détail, le moindre bibelot, la plus petite posture du corps, tous les souffles d’air dans la pièce, toutes les mimiques, et je me laisse aller, parfois, à refaire le film pour le rendre plus intense, plus dramatique, plus violent voire effrayant, histoire de faire enfin un cauchemar. J’ai trop attendu le retour du ravissement, ce moment sublime de la découverte et l’enthousiasme du premier amour, les murmures de l’amant chinois à l’approche de la jouissance, ces mots contrôlés luttant désepérément contre l’abandon, contre l’arrivée du précipice, n’osant pas franchir ce pas vers la mort, pas si petite que cela, le Pacifique brisait toujours le barrage, je me réveillais toujours au seuil de la noyade, quand il ne faut pas, quand je voudrais tout abandonner, quand je voudrais renoncer à tout espoir de revivre ce ravissement, en dehors de l’écriture, cet amant inconditionnel qui l’hypnotise mot après mot, phrase après phrase, me laissant à bout de souffle. Est-ce ma mémoire qui me joue de sales tours? En repassant dans les mêmes paysages, l’amant est reparus, le temps d’un clin d’œil, si banal, si trivial et si triste comme un ballon dégonflé et informe, à la limite du laid mais avec un je ne sais quoi, un fin sourire, un pétillement dans le regard qui pourrait, à la limite, justifié ce fantôme de ravissement, qui me poursuit, me hante et me fait perdre les sens au point que je n’arrive jamais à trouver la sortie de mes rêves…

Tiers Livre, François Bon « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle

Atelier d’écriture Hiver 2018-2019 F. Bon, proposition 1

(La corde sensible, tableau de R. Magritte)

J’ai bu ce nuage. Il avait le goût du risque et du merveilleux. Son miel vibrait comme un violon brisé qui faisait apparaître son cortège d’hommes en chapeau melon. Personne ne savait où ils allaient mais toujours ils revenaient devant vous admirer le ciel bleu. Vous faisant croire que quelque chose de fantastique allait survenir sans crier gare.

(La victoire, tableau de R. Magritte)

Le nuage est toujours poli. Il frappe à la porte et attend que quelqu’un lui ouvre pour sortir. Le nuage n’est pas frivole et prend son rôle très au sérieux surtout quand il s’agit de faire rêver ou d’impressionner les hommes. Le nuage se met sur son 31 et se maquille quand c’est nécessaire… un peu de blush pour donner cette illusion de profondeur ou encore ces faux cils pour avoir l’air exotique. Mais quand l’homme au chapeau melon arrive alors la bienséance n’est plus de mise, place à l’extravagance et à l’étrange.

(Le séducteur, tableau de R. Magritte)

Tout en nuages, ce bateau restait pourtant immobile. Aucune brise, ni Alizée, ni vent, ni même une tempête n’arrivait à la faire avancer. Fier de lui, le bateau admirait son reflet dans l’eau et dans le ciel. Selon la météo, il était à peine visible comme s’il voulait disparaître et pourtant il attendait, il attendait patiemment, il attendait son heure, il attendait le retour, il attendait l’homme au chapeau melon pour enfin partir au loin vers le monde fantastique auquel il rêvait.

Tiers Livre, François Bon « en 4000 mots » | recherches sur la nouvelle

20 février 2019

tu étais comme une plume

Photo du Jour 7 mars 2013

Déjà tu voulais t’envoler, ton écharpe donnait la mesure, je te sentais si légère ces derniers temps, insaisissable et ailleurs, tu n’arrivais plus à te concentrer que quelques secondes, tu riais sans raison à un détail invisible ou insignifiant, tu étais comme une plume qui ne sait pas où se poser et qui change sans arrêt au gré du vent, ce jour là j’ai cru que tu allais disparaître dans les airs avec ton écharpe, juste le temps d’une respiration et tu aurais disparu, plus cela allait plus tu devenais un courant d’air qui ne fait que tourbillonner plus ou moins vite autour de nous, jusqu’à ce matin où je ne t’ai plus vu nulle part, où je ne t’ai plus trouvée nulle part, où je n’ai plus sentis le moindre souffle qui pourrait te ressembler, depuis je me demande si tu as été plus qu’un mystère dans ma vie.

d’après la photo du jour le 7 mars 2013 de @randomlyeuphoric élue sur instagram

Blanc vitrail

Conques

J’ai peur de sortir, mes mains sont rouges et tout m’accuse, dehors ils sont tous hostiles, même si je suis en paix maintenant, à l’abri de l’enveloppe ouatée de ce vitrail, de sa tension blanche qui apaise et redonne le sourire, les évènements se sont précipités à une vitesse incroyable, les mots sont gravés dans la mémoire de certains, les gestes ont fait mal, mais ce n’est pas ce que je voulais au tréfond de moi, ce n’est pas moi, quelqu’un a-t-il voulu me piéger, ils me détestent tous, ou presque, je ne saurais pas quoi dire, je n’ai rien à dire, ici je suis bien, ce blanc repose, l’esprit peut prendre de la hauteur et s’évader dans les méandres de l’église, la finesse de ces arabesques détricote le bouillonnement intérieur, je ne cherche plus à comprendre, je ne cherche plus à savoir la vérité, ici je ne me sens pas coupable mais juste moi sans faux semblants, ici je suis prêt à attendre l’éternité que tout se règle par soi-même à l’extérieur, si je pouvais ne pas sortir, si je pouvais ne pas être déranger, si la rumeur pouvait disparaître, si l’angoisse pouvoir s’évanouir, si tout cela pouvait ne pas avoir eu lieu et si je pouvais juste écouter la bruit du vent, le chuintement de l’hiver dans cette église, alors je ne quitterais plus jamais Conques, mon pèlerinage prendrait fin.