Musique et bibliothèque: définitivement incompatibles?

En France la place de la musique en bibliothèques n’a jamais été de soi. Je renvois au lobby inlassable de l’association Discothèques de France. Malgré sa dissolution en 1997 signifiant la fin de son combat, les sections discothèques étaient loin d’être suffisamment répandues et les espaces musiques existants faisaient figure de « réserves d’indiens ».

Aujourd’hui l’essor de la musique sur internet censée être hyperdisponible remet en jeu cette question. Pour résumer un discours ambiant: « on trouve tout sur internet, les gens n’ont plus besoin des bibliothèques pour trouver et écouter de la musique, la baisse des prêts de disques en est bien la preuve ». Ces points de vue sont assénés comme une évidence par des collègues qui n’éprouvent même pas le besoin d’argumenter et de vérifier leur validité. Ces idées circulent de manière informelle dans des conversations ou même au hasard d’articles dans des revues professionnelles sérieuses où l’on dit cela en passant.

En rappelant ici brièvement mes arguments développer dans d’autres articles contre ces raccourcis intellectuels, je souhaite l’ouverture d’un débat clair et franc sur la place de la musique en bibliothèque:

  • Les études sociologiques montrent bien que les pratiques culturelles sont cumulatives. Abandonner la musique me semble à terme préjudiciable quant à la variété des publics présents en bibliothèques et quant à la variété des services offerts aux usagers.
  • « On trouve toute la musique sur internet » est assez naïf pour ne pas s’y attarder trop. Il suffit de regarder l’offre légale de musique classique disponible en téléchargement pour comprendre que cette affirmation est fausse. La largeur, c’est à dire la capacité à offrir un panorama important dans un genre, et la profondeur, c’est à dire la capacité à refléter la carrière d’un artiste ou d’un genre d’un point de vue historique, sont encore très insuffisantes par rapport à ce que peuvent offrir de grandes médiathèques. Des progrès sont faits mais nous sommes encore loin du compte. Il n’est pas dit que les grandes maisons de disques trouvent un intérêt économique à représenter la diversité musicale. Rien ne dit non plus qu’elles le fassent de manière pérenne.
  • Si la profession reste attachée à la bibliothèques comme espace symbolique servant à matérialiser la culture alors pourquoi abandonner la musique?. Les bibliothèques musicales telles quelles existent sont les derniers lieux généralistes d’accès à la musique. Grâce à des fonds multi-supports, nous sommes en mesure de documenter la musique: c’est à dire d’offrir la possibilité de contextualiser la musique d’un point de vue historique et critique, et aussi de relier les esthétiques musicales entre elles. Nous devons, au même titre que pour la littérature, présenter et promouvoir le goût pour les œuvres musicales de qualité surtout celles des labels indépendants qui sont peu diffusées et médiatisées. Si les bibliothèques musicales ne le font pas, quelle institution culturelle de proximité le fera?
  • « Les gens n’ont plus besoin des bibliothèques pour trouver et écouter de la musique ». Je ne crois pas que les bibliothèques aient joués un rôle si important dans la socialisation autour de la musique. Le prêt entre amis, la radio, la télévision, les disquaires et les concerts ont probablement jouer un rôle plus important que les bibliothèques musicales. La copie sur cassettes analogiques de vinyles puis de cd prêtés par des amis ont existé avant le P2P et la gravure à partir de CD prêtés par les bibliothèques. Comme pour le livre, les bibliothèques sont un maillon parmi d’autres des pratiques culturelles.
  • « La baisse du prêt des CD » s’ajoute comme preuve indiscutable du désintérêt du public pour la musique en bibliothèque. Pour l’instant le paysage français est plus contrasté que le laisse penser ce propos lapidaire, d’une part plusieurs médiathèques ouverte récemment avec un fonds de CD rencontrent un public nombreux qui vient l’emprunter, d’autre part certaines médiathèques connaissent une augmentation de leur prêt comme la médiathèque du Pays de Thann (Haut-Rhin). Si on applique cet argument aux collections imprimés, que font encore les livres de poésie en bibliothèque? Faut-il encore des livres pratiques? Quel ringard lit encore un livre de cuisine au lieu de chercher sa recette sur le web?
  • Les bibliothèques musicales ont peut-être bénéficié, comme l’édition phonographique, d’un âge d’or du prêt lié à des pratiques très importantes d’appropriation via la gravure ou le simple enregistrement de fichiers numériques. Du fait d’autres sources d’approvisionnement via internet, le volume de prêt revient peut-être simplement à un usage plus normal des collections.

Les vraies difficultés sont à venir la baisse du nombre de cd produits par les maisons de disque comme la baisse du nombre de livres édités dans certains domaines

J’ajoute que cette vision pessimiste de la place de la musique en bibliothèque semble assez française car lors d’un voyage en Finlande où en consultant les sites internet de bibliothèques étrangères, il ne semble pas du tout question de la disparition des secteurs musicaux.

Les questions qu’on ne se sera pas posé sur la musique reviendront comme un boomerang chaque fois qu’internet grignotera l’édition physique des documents.

Que les collègues qui pensent que la musique (je ne limite volontairement pas la question au CD) n’a pas ou plus sa place en bibliothèque nous fasse part de leurs arguments pour que l’on puisse enfin discuter sérieusement et franchement de cette question. S’il y a des évidences que l’on ignore, dites-le nous, tout le monde peut se fourvoyer, les bibliothécaires musicaux pourront alors réfléchir à leur reconversion…

(ce billet sera aussi diffusé sur les listes de diffusions professionnelles)